AMAGOIN KEITA – Groupe Observation des Dynamiques Sociales, Spatiales & Expertise Endogène (Groupe ODYSSEE)

Introduction

Le début des années 1990 a vu apparaître la question essentielle de réforme de l’Etat au Mali. Un processus de démocratisation de la vie publique et de pluralisme partisan a vu le jour, suite à la révolution de mars 1991 qui a donné lieu à des émeutes populaires à Bamako et dans d’autres grandes villes du Mali. L’intérêt sans précédent pour le mode de gouvernance que représente la décentralisation s’est manifesté dans ce contexte de remise en question du rôle central de l’Etat dans la gestion des affaires publiques. Il s’est agi alors de repenser l’Etat, plus seulement en termes de projet politique (à l’instar de l’Etat – Nation), mais aussi à partir de son efficacité politique, notamment la capacité pour lui, de penser son système de prise de décision et de gestion de manière à prendre en compte de façon consciente les réalités et exigences locales, grâce à un jeu d’équilibre entre le centre et la périphérie. Ainsi, la question du « local » s’est retrouvée au centre des problématiques de gestion politique, sociale, économique et culturelle. Il a fallu désormais adopter de nouvelles méthodes et moyens de gouvernement, jugés plus aptes à permettre aux populations locales de participer davantage dans les débats sur les questions nationales et dans les mécanismes de prise de décision et de gestion des affaires publiques locales qui touchent à leur existence.

Aujourd’hui, l’espace local, en tant qu’espace de familiarité, de travail et de déplacement des populations, est devenu le lieu d’un bouillonnement (souvent conflictuel) de rapports sociaux en mutation continue. L’espace local, chargé d’histoire commune et de symbolique d’identification, est devenu l’arène d’expression conflictuelle des intérêts locaux divergents, l’arène où s’affrontent différents intérêts communautaires autour du contrôle du pouvoir politique, de la propriété des terres et de l’accès aux ressources naturelles locales. Dans ce bouillonnement local, la question des identités communautaires est venue remettre en cause les objectifs officiellement assignés à la décentralisation, à savoir : d’une part, ancrer la démocratie au niveau local avec la pratique des élections et des débats publics et, d’autre part, promouvoir le développement local avec la participation des populations locales.

La décentralisation se trouve aujourd’hui confrontée à la question de prise en charge des aspirations identitaires des communautés ethniques. A cet égard, les communautés peules et touarègues, dont les identités sont fortement empreintes de leur mode mobile d’occupation de l’espace local, continuent d’interroger le modèle de décentralisation territoriale et de développement local fondé sur le mode sédentaire d’occupation de l’espace. Ces 2 catégories classiques (décentralisation, développement local) ont besoin aujourd’hui d’être revisitées, car les mouvements identitaires qui ont émergé et se sont exprimés à la faveur de la crise que le Mali a connue depuis 2012, laissent entendre qu’il y a de la part des citoyens, une volonté de plus en plus affirmée de se réapproprier le politique et l’espace public local.

Le pastoralisme au Mali est fortement dominé par la présence des bergers/pasteurs peulhs qui transhument avec leurs animaux dans l’espace sahélo-soudanien. Ces bergers occupent une position particulière dans les pays du Sahel. Au Mali, ils transhument entre le sahel au centre du pays et la savane au sud ; ce qui fait que leur présence est très visible sur une bonne partie du territoire Mali. Bien qu’ils soient très nombreux dans la région de Mopti (au centre), on les trouve dans toutes les régions du sud constituées de Kayes, Koulikoro, Ségou, Sikasso et du District de Bamako. Malgré cette large présence sur le territoire, ce groupe humain n’était que rarement pris en compte dans les analyses politiques des pays du Sahel. Toutefois, à la faveur de la crise de 2012 et de l’irruption de différents groupes djihadistes sur le territoire malien, ces bergers ont manifesté des velléités d’affirmation face au pouvoir politique et à l’Etat, en intégrant ces groupes extrémistes ou en formant leurs propres groupes politico-militaires. Ces velléités se manifestent de plus en plus parce que les bergers peulhs considèrent qu’ils ont souffert de graves crises sans bénéficier d’assistance/protection satisfaisante et durable, ni de la part de leurs élites locales, ni de la part de l’Etat malien. Au nombre de ces crise graves, il faut citer : la sècheresse et la famine qui va avec, les conflits meurtriers avec les agriculteurs au passage des troupeaux, l’accès difficile aux pâturages qui se raréfient, les abus des représentants de l’administration d’Etat (gendarmes, juges, préfets, etc.).

Notre recherche porte sur l’émergence de ces mouvements d’affirmation à caractère politique parmi les bergers pastoralistes que nous chercherons à comprendre dans leurs revendications politiques, communautaristes et identitaires dans le contexte de la décentralisation au Mali. Cette recherche, regardant au-delà des intentions et déclarations des décideurs publics ou des textes législatifs et réglementaires sur la décentralisation et le pastoralisme, accordera pleinement d’attention aux réalités de terrain toutes leur place afin de voir sur le terrain comment les groupes sédentaires, d’une part et transhumants, d’autre part, s’organisent et développent de nouvelles pratiques politiques de gestion (conflictuelle ou concertée) dans les espaces territoriaux qu’elles ont en commun. Il s’agira, dans le contexte de la décentralisation, de jeter un regard sur l’appropriation du politique par des groupes périphériques, à travers une expression identitaire. Comme le disait Annah Arendt, « le centre peut-il faire l’économie de l’examen des usages de ses politiques ? ». Cette recherche se focalisera sur les nouvelles formes émergentes d’articulation politiques des acteurs périphériques avec les politiques du centre, dans un cadre local où l’Etat veut continuer à manifester et prévaloir sa puissance publique.

Problematique de recherche

La dégradation actuelle de la situation sécuritaire, au point de menacer le vivre ensemble entre les communautés, est une réalité grandissante au niveau des communes du Mali. On observe de plus en plus la difficulté que les populations sédentaires et transhumantes ont à mener et à faire cohabiter leurs activités de production. D’un côté nous avons les dogons, les Bouas, les miniankas et les bambaras qui sont des agriculteurs et de l’autre côté certaines populations peules (rimaïbés) qui sont des éleveurs transhumants. Toutes ces activités cohabitaient sur les mêmes espaces en fonction en suivant des règles acceptées et en respectant des autorités de gestion et de régulation bien établies au niveau des communautés. Cependant, les sécheresses et la dégradation des ressources naturelles (terres et pâturages) et surtout les mauvais comportements des agents publics (administrateurs, juges, forces de sécurité et des eaux et forêts) ont fortement perturbé les systèmes de production et les règles de vie commune des communautés. À cette situation déjà complexe et explosive, s’est ajoutée l’insécurité, qui a fortement perturbé la transhumance des animaux et toutes les autres activités économiques. Elle a créé le terreau fertile pour l’implantation et la floraison des mouvements religieux extrémistes qui demeuraient marginaux.

Les bergers pastoralistes ont toujours eu des relations difficiles avec l’administration d’Etat, essentiellement dues au fait que leur mode de vie et de développement sont basés sur la transhumance, pendant que le système bureaucratique de l’administration d’Etat est fondé sur une logique sédentaire.

La réduction progressive du cheptel dû aux sècheresses successives, l’accès de plus en plus difficiles aux verts pâturages qui se raréfient, la réduction du pouvoir d’achat des bergers pastoralistes, ont fini par rendre le pastoralisme moins attractif aux yeux des jeunes, car ne leur offrant plus d’emplois générateurs de revenus financiers conséquents et leur permettant plus de s’engager activement dans l’économie pastorale. Il est, dès lors, important de comprendre les modes de pensée de cette jeunesse et de bien cerner les représentations imaginaires qu’elle se fait aujourd’hui du mode de vie pastoraliste.

L’introduction de la téléphonie mobile parmi les bergers a été favorablement accueilli par les jeunes qui ont tout de suite considéré le téléphone mobile smartphone comme un outil de facilitation de leur mode de vie mobile transhumant. Cette utilisation massive des téléphones mobiles semble avoir profondément influencé les dynamiques et processus de mobilisation politique des bergers pastoralistes. Il s’agira dans cette recherche de comprendre le rôle du téléphone mobile dans la construction d’une conscience politique au sein des bergers pastoralistes. Il est important de comprendre aussi comment les porteurs d’idéologie religieuse et/ou politique utilisent les téléphones mobiles pour atteindre le milieu pastoraliste.

D’une part les associations à caractère socio-culturel semblent avoir pu élargir leur base à travers la communication par téléphone mobile, en surfant sur la promotion de la culture peule et le mode de vie transhumant et le pastoralisme. La mobilisation faite par ces associations (telles que Taabital Pulaaku) paraît avoir été possible grâce au téléphone mobile (transmission de leurs messages mobilisateurs), sans lequel il aurait été difficile d’atteindre les bergers éloignés (notamment les jeunes). Il sera d’un intérêt certain de comprendre comment les associations socio-culturelles fédèrent, orientent et changent les dynamiques en milieu pastoral. A ce niveau, il notre recherche tentera de comprendre davantage le possible rôle joué par ces associations dans l’émergence de courants politiques émergents en milieu pastoral. La communication organisée et gérée entre le leadership des associations et la base constituée entre autres de bergers mérite notre attention.

D’autre part, avec l’apparition autour d’eux des mouvements politico-religieux, les bergers ont rapidement fait l’objet d’appel de la part des groupes djihadistes qui leurs promettent l’argent facile tout en les entrainant dans leur idéologie. L’utilisation par ces groupes djihadistes des nouvelles technologies de l’information et de la communication, particulièrement répandues au sein des jeunes qui sont les premiers utilisateurs de téléphones mobiles smartphones, semble avoir été un puissant levier d’endoctrinement et de mobilisation de ces jeunes bergers pour toutes sortes d’action, y compris la contrebande et le terrorisme. Nous voulons comprendre les stratégies, les mécanismes et les méthodes d’expansion d l’idéologie djihadiste en milieu pastoral.

Objectifs

Pendant que ce processus de mobilisation politique a été très visible au centre du Mali, il est important de se poser la question s’il est également visible dans le mouvement de transhumance des bergers vers le sud du Mali et vers le Burkina Faso voisin. C’est pourquoi, notre recherche voudrait viser les objectifs suivants :

  • Etudier la nature de la mobilisation politique des bergers pastoralistes et comprendre les points d’articulations et de dialogue avec les communautés sédentaires qu’ils côtoient ;
  • Etudier dans quelle mesure cette mobilisation politique change la donne au niveau local dans les relations de pouvoir dans une économie de type pastoraliste ;
  • Etudier l’influence des revendications identitaires, visibles aujourd’hui dans le pastoralisme, sur la décentralisation et la gestion locale.

Questions de recherche

  • Comment la situation actuelle, dominée par la faiblesse de l’Etat central, influence l’émergence des mouvements identitaires, la mobilisation politique autour d’elles et la radicalisation au sein des bergers pastoralistes ? Quelles sont les cadres alternatifs d’idéologie politique en place, qui les développent sous l’influence de qui ? Qui sont les nouveaux leaders politiques locaux émergents ?
  • Comment, dans un cadre de décentralisation, les nouvelles formes de connectivité (téléphones mobiles) désarticulent et réarticulent les relations hiérarchiques entre les élites politiques locales et les groupes de bergers pastoralistes ?
  • Quels rôles les jeunes jouent dans les situations conflictuelles entre bergers pastoralistes et paysans sédentaires

Pertinence scientifique et pratique

Du point de vue de la pratique de la décentralisation, cette recherche voudrait interroger les orientations données à la décentralisation au Mali et revisiter les motivations et les finalités recherchées par les acteurs locaux dans le processus de décentralisation. Le groupe des bergers pastoralistes servira d’étude de cas.

Du point de vue de la recherche, très peu a été dit sur l’adéquation entre, d’une part, le discours normatif et performatif autour de la décentralisation, et, d’autre part, les dynamiques communautaires observables dans les collectivités locales.

Methodologie

  1. Analyse de la discussion scientifique (au sens large) sur la décentralisation et le pastoralisme, qui sont des catégories qui ont connu dans le temps une évolution dans le sens et la valeur qu’on leur donne.
  2. Analyse des expériences de certaines collectivités territoriales où les identités communautaires sont fortement affirmées (y compris de manière conflictuelle), afin de comprendre comment elles influent sur le jeu des acteurs et de pouvoir au niveau local. Cette analyse se fondera sur la revue de certains écrits, les interviews réalisés sur le terrain, les focus group de discussion avec les acteurs locaux, l’organisation de panels de discussion pour recevoir des feedbacks sur les résultats de la recherche de terrain.
  3. Discussion des résultats de recherche et réponses aux questions de recherche.

Partenariats et collaboration

    • Groupe ODYSSEE (Mali)
    • IRPAD (Mali)
    • Université de Leiden (Pays-Bas)
    • Université d’Ibadan (Nigeria)

Echeances

Elaboration du projet de recherche et étude documentaire:
Juillet – Décembre 2017

Enquêtes de terrain et dépouillement des données de terrain:
Juillet 2017 – Décembre 2018

Analyse des données et rédaction:
2019

Soutenance de la thèse:
2020

Mots clés : territoires ; organisation territoriale ; communes ; décentralisation ; revendications politiques ; revendications identitaires ; gestion territoriale ; articulation politiques publiques et dynamiques locales ; pastoralisme ; transhumance ; nomadisme ; peulhs/fulani.

Bibliographie sommaire

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